Ali Khaban venait de terminer la lettre qu’il avait écrite à sa grand-mère, le seul membre de sa famille qui lui restait, pour lui expliquer ce qu’elle allait peut-être entendre plus tard par la voie des ondes et pour lui dire adieu. Avec des gestes calmes et posés, il l’a pliée et glissée dans l’enveloppe. Il s’est, ensuite, mis debout, a fait sa séance de prière au milieu de son petit studio qu’il occupait depuis son arrivée dans ce pays, il y a presque 3 ans. Après sa prière, il a ramassé le sac à dos qu’il avait déjà préparé. Tout ce dont il avait besoin y était. D’un pas décidé, il est sorti pour la dernière fois de chez lui, a claqué la porte, sans même jeter un regard derrière. Arrivé dans le couloir, il a appuyé son doigt sur le bouton de l’ascenseur et a jeté un coup d’œil sur les numéros qui s’allumaient très lentement devant ses yeux. Attendre l’ascenseur risquait de lui faire perdre du temps. Il s’est lancé alors en courant dans l’ escalier qui descendait. Et pourtant, il logeait au septième étage! La camionnette de marque Toyata qu’il avait louée la veille l’attendait en bas. Un bolide robuste, tout terrain, muni d’un pare-choc à toute épreuve.
Dans quelques minutes, le voilà sur la route vers la poste. La circulation était assez fluide en cette fin d’après-midi de décembre, mais la nervosité gagnait Ali Khaban au fur et à mesure que le temps passait. Il a jeté un coup d’œil sur le sac à dos qui gisait sur le siège passager, l’a caressé de doigts. Une voiture a stoppé devant lui pour faire descendre deux brunes en mini-jupe. Fâché, il a donné un coup de klaxon de protestation. La voiture a redémarré sans faire attention à lui, ce qui l’a énervé davantage. Finalement, il a parqué son véhicule devant la poste. En y pénétrant, il est découragé à la vue de la longue file qui avançait tout doucement vers le comptoir occupé par deux travailleuses derrière une vitre. C’est qu’en cette période de fin d’année, beaucoup de gens envoyaient des colis pleins de cadeaux à leur proches. Lorsque son tour est arrivé, Ali Khaban a donné son enveloppe. La dame au comptoir y a lu „Palestine“, puis s’adressant à Ahmed:
- Normal ou express?
- Normal, s’il vous plaît!
-1,10 €, s’il vous plaît!
Ali Khaban lui a tendu la pièce de deux Euros, et est sorti sans attendre le reste de la monnaie. La travailleuse de la poste l’a regardé partir avec des yeux tout ronds.
La Place Saint-J. était pleine de monde: des piétons à la recherche des cadeaux, des jeunes gens qui voulaient juste passer du temps devant un verre ou une glace, des travailleurs qui venaient de terminer leur journée de travail et se précipitaient dans des parkings ou à la gare pour rentrer chez eux. Tout à coup, des cris stridents, hystériques venant du côté nord de l’entrée de la Place Saint-J., suivis des mouvements de panique. Les gens fuyaient en direction du centre, puis vers le sud, en criant: terroristes ! Les terroristes attaquent !
C’était Ali Khaban qui venait de faucher ses premières victimes. Le moteur lancé à toute vitesse, la Toyota apparaît. Elle fonce sur les gens, sans distinction. Elle zigzague dans la poursuite des fuyards, renverse tout sur son passage : des gens, grands et petits, des chaises et des tables à la terrasse ; elle tangue en sautant sur des grosses pierres et des pots de plantes. Maintenant, presque tout le monde a fui ou s’est mis à l’abri. Les magasins et les cafés tout autour de la place ont rapidement fermé leurs portes.
Ali Khaban sort du véhicule, poitrine bombée dans son T-shirt noir, biceps saillants. Il tient un long poignard dans sa main droite. Et le voilà qui court dans la direction empruntée par la plupart des fuyards. Après près de 500 mètres, il arrive à une bifurcation en forme d’un Y. Instinctivement, il prend à gauche. La voie est vide, mais il remarque à une centaine de mètres de lui, une forme humaine qui, de loin, avance dans sa direction. Ali Khaban est contrarié. C’est une femme noire, svelte et d’allure sportive, vêtue d’un manteau brun à peau de chameau. Ses cheveux en tresses, noués par un ruban de la même couleur que le manteau, coulent sur ses épaules. Quarantaine révolue, elle avance vers lui, souple comme un félin, sûre d’elle-même comme la reine Cléopâtre, balançant juste les bras, avec un sac à main porté à l’épaule ; ce qui contrarie davantage le jeune homme qui a ralenti sa course. Maintenant, les deux se font face.
- Qu’est-ce que tu me veux ? hurle-t-il. Depuis qu’il avait crié son Allah Akbar » avant de lancer sa camionnette bélier, il n’a rien dit de plus.
- Arrête tes conneries et donne-moi ce couteau ! lui dit la femme, d’un ton ferme. Ali Khaban croit rêver. Il se rappelle sa mère qui lui disait toujours la même phrase, lorsqu’elle le surprenait en train de faire des jeux qu’elle jugeait dangereux : « Arrête tes conneries et remets-moi ça! »
La femme s’avance encore une fois dans sa direction et lui dit : « Allez, donne ! ». Ali Khaban renfrogne son visage, le regard étonné rivé sur la femme. Curieusement, c’est encore le ton de sa mère qu’il entend ! Son poignard toujours à la main, il se ressaisit et essaie de toiser la femme avec dédain; car, estime-t-il, c’est lui le justicier et pas elle. Mais la résistance ne dure pas longtemps; un lac de larmes se forme dans chacun de ses yeux. Voyant le revirement de la situation, la femme lui ouvre les bras : « Allez, viens ! » Elle fait un pas de plus, et, instinctivement, le garçon vient s’effondrer sur sa poitrine. Le front sur son épaule, il se met à pleurer abondamment. Elle lui caresse le dos à travers le T-shirt trempé par la sueur qui sent le fauve.
Pendant ce temps, ni Ali Khaban ni la femme ne remarquent les policiers qui les tiennent en joue devant comme derrière. Au bout d’un moment, un des policiers crie : « Déposez votre poignard, jeune homme ; vous êtes en état d’arrestation. ».
A l’écoute de la voix ferme venant du mégaphone, Ali Khaban est secoué comme quelqu’un ayant reçu une charge électrique. Alors, il se détache lentement de la femme. C’est à ce moment qu’ il se rend compte qu’elle pleure, elle aussi.
- Je viens avec toi ,lui dit-elle.
- Non, ne te mêle pas de ça ; c’est mon affaire.
En effet, il est venu pour se battre ; il mourra, l’arme à la main. Il repousse vivement la femme, et fonce vers eux, son poignard à la main. Crépitements des balles. Ali Khaban s’écroule, le visage contre le macadam. Le sang, giclant de sa tête et de sa poitrine, forme progressivement deux taches rouges, qui, en s’agrandissant, finissent par se joindre.
La femme noire crie de douleur. Un long cri qui jaillit de ses tripes, le cri d’une femme-mère pour une âme qui s’en va. Puis, elle s’ accroupit sur le jeune homme étendu, lui caresse les cheveux ensanglantés. « Tu n’aurais pas dû faire ça »! pleure-t-elle. Un des policiers s’approche d’elle et d’un bras tendre, lui entoure les épaules.
Parmi les curieux qui ont assisté à la scène et qui forment maintenant un cercle autour du mort et de la police, un clochard s’écrie en parlant de la femme : « Il y a quelque chose de divin dans cette femme ! ». Mais cette dernière s’en est déjà allée, engloutie par la foule de badauds.
Lumbamba Kanyiki