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Kasai Direct
28 avril 2020

Le monstre sans visage

 

coronavirus

 

Nous revoici dans notre confinement, en provenance du supermarché où nous sommes allés faire des courses. Je dépose le carton des achats par terre dans la cuisine, reviens dans l’antichambre, enlève ma veste, me débarrasse de mes baskets et vais me laver les mains dans la salle de bain où Ella m’a déjà précédé. Je pousse la porte. “Ah Tchoum!”, j’éternue. Il fait un peu frais dans la salle de bain. J’ajuste la température du chauffage en tournant l’indicateur de la position “veille”, avec son symbole de quart de lune, au rouge. Le sifflement de gaz me signale le démarrage de l’appareil. Le double lavabo  n’est qu’à quelques pas du chauffage. Je me place à côté d’Ella, tourne le robinet libre et attends que l’eau chaude coule. Je me lave ensuite soigneusement les mains pendant une trentaine de secondes, question d’être sûr de tuer le méchant virus, ennemi public. C’est ce qui nous a été conseillé de faire régulièrement: se laver après toute sortie pendant au moins trente secondes avec du savon et de l’eau chaude. De la salle de bain, je vais en chambre; je sors de mes plusieurs couches de tenue, comme un oignon qu’on épluche. Ensuite, je m’enfonce dans une tenue d’intérieur beaucoup plus relaxe. “Ah Tchoum”, j’éternue encore; et pourtant, il ne fait pas réellement froid dans la chambre! Lorsque je viens au salon, Ella est déjà devant la télévision et suit les mêmes informations avec les mêmes statistiques qui donnent de la sueur froide dans l’échine: huit cent quatre-vingt-treize morts en 24 heures en Italie, cinq cent quarante-six en Espagne, la France transfère ses malades en Allemagne. Elle vient de dépasser le cap de 6000 décès. “Ah Tchoum!”, j’éternue encore très fort.

- A tes souhaits, me dit Ella, les yeux toujours fixés sur la télévision.

Avant de m’asseoir, je vérifie si toutes les fenêtres du salon et de la cuisine sont bien fermées. Cependant, lorsque je m’assois dans le canapé, „Ah Tchoum“, j’éternue bruyamment. Ella me lance un regard plein d’appréhension. Je sens des picotements dans la gorge avec des légères brûlures. Je me racle la gorge une fois, deux fois. Je tousse. Je tousse encore. C’est une toux sèche qui provoque d’autres sensations de brûlure dans la trachée artère.

- “Tu es sûr que ça va?” me demande Ella.

- Je crains d’être atteint par le corona, j’ironise.

- Sans effet, au nom de Jésus!

Corona. Ce monstre invisible et sans visage qui attaque par malice. Parti d’un petit village qu’on appelle Huhang, en Chine, il a jeté ses tentacules dans  le monde entier désormais à sa merci. Il menace, rugit  et sème la mort et la désolation partout où il passe. Corona. Quel joli nom pour un ange de la mort qui a bousculé toutes nos habitudes! Pour lui échapper, un seul mot d’ordre: Confinement. Plus de travail, plus d’école ni d’université, plus de loisir, plus de sport, plus de rencontres dans les parcs, plus de vacances, plus rien. Rien que le confinement.

Au début, ils nous ont dit que nous resterions confinés pendant au moins deux semaines, mais au vu des nombres de décès, de l'augmentation de la contamination, de la saturation des capacités d’accueil des hôpitaux, ils ont dû prolonger de deux autres semaines. Alors, étant restés confinés depuis bientôt trois semaines, nous sommes obligés de sortir de temps en temps, comme ce soir, pour faire les achats des produits de première nécessité.  Visages cachés derrière un morceau de tissu noué derrière la tête, nous sommes tels des lièvres sortant de leur tanière après l’hivernage à la recherche de la nourriture et qui, en même temps, restent aux aguets pour ne pas tomber entre les griffes du méchant loup quelque part à l'affût.

Essayant d’oublier mes appréhensions sur la toux, je reprends la lecture du livre que j’avais laissé sur la table basse du salon avant de sortir. Soudain, je suis pris d’ une quinte de toux sèche qui n’en finit pas. Les larmes coulent des yeux, le front transpire.

-Tu fais de la fièvre? me demande Ella.

- Non!

- Tu sens des étouffements?

- Pas tellement, mais ça gratte dans ma gorge.

- Alors, c’est rien, elle coupe court et retourne à la télévision.

 

Je n’arrive pas à me concentrer sur la lecture; je laisse le livre choir sur la table devant moi. La toux m’enserre dans ses griffes, et ne me laisse aucun répit. Je sens des coups de marteau dans ma tête; oh! elle va bientôt exploser! Une boule dans ma poitrine gonfle. Je me racle la gorge de toutes mes forces, sans toute fois parvenir à respirer convenablement.  

- J’étouffe, dis-je à Ella, je pense que nous pouvons appeler le numéro du centre de dépistage de corona.

Ella me regarde avec de gros yeux, apeurée.

- Tu es sérieux là? Tu sais ce que ça veut dire? Lorsqu’ils vont débarquer ici, nous sommes bons pour la quarantaine. Au moins quatorze jours, tu te rends compte?

- Mieux vaut aller en quarantaine, avec l’espoir d’être guéri que rester ici et mourir d’étouffement pendant la nuit.

Ella s’approche de moi, prend la température en posant sa main sur mon front. Elle trouve que je fais un peu de fièvre. Alors, elle se précipite sur l’étagère où se trouve l’hebdomadaire régional, tourne rapidement les pages et tombe finalement sur la page qu’elle cherche. Elle s’empare du téléphone, compose le numéro, puis attend, appuyée contre la table de la salle à manger. Tout à coup, je l’entends se présenter. Elle brosse brièvement ma situation et donne l’adresse du domicile. Puis suivent des réponses: oui, il tousse; oui, il a des maux de tête. Je ne sais pas s’ils sont violents ou très violents. Attendez, s’il vous plaît! Elle se tourne vers moi, bouche le combiné et me demande:

- Est-ce que les maux de tête sont violents, chéri?

- Oui très violents, je lui réponds.

Elle libère le combiné et annonce: les maux de tête sont très, très violents. La personne à l’autre bout du fil veut savoir si je fais de la fièvre. Je le sais par sa réponse : un peu, monsieur; mais je ne vous dirai pas combien, n’ayant  pas, moi-même, de thermomètre pour prélever la température.

Après avoir terminé, elle remet le téléphone à son poste , et pousse un „ouf“ en s’essuyant le front du revers de la main. Elle me propose ensuite une infusion de gingembre au citron, question de soulager ma gorge avant l’arrivée du médecin.

J’ai vraiment peur; plus que la peur, je suis angoissé. Retraité depuis trois ans, je croyais continuer ma vie paisible, même si je ne peux voyager comme les autres collègues qui ont une retraite plantureuse. Corona! Où est-ce que je l’aurai attrapé? J’essaie de passer en revue les semaines écoulées, mais je ne pense pas avoir pris contact avec des amis ayant voyagé à l’étranger. Et chaque fois que nous allons au supermarché, nous respectons les fameuses mesures barrières: port de masque, chacun se maintenant à une bonne distance de l’autre, suivant les instructions écrites sur les bandes adhésives rouge-blanc collées au pavement, nous indiquant les distances que nous devons garder par rapport aux autres acheteurs: 1,5 m pour notre sécurité et la sécurité de l’autre. D’ailleurs, tout le monde se suspecte; le monstre sans visage aurait emprunté le visage humain pour attaquer sans être vu. Les courses, nous les faisons même avec la plus grande rapidité: tac-tac, les paquets d’eau, les sachets de pain, les boîtes de lait, les paquets de café et de sucre, le vin,  le gingembre, les citrons, la charcuterie, etc trouvent leur place provisoire dans le caddie avant de retrouver plus tard leur place définitive dans la chambre à provisions. Et lorsque nous arrivons à la maison, nous les laissons par terre dans la cuisine pendant un jour avant de les placer dans les rayons respectifs. C’est ce qui nous a été conseillé. Alors, qui veut mourir? Surtout que nous appartenons tous à la catégorie de fragiles dont le monstre raffole le sang. Même le chef de l'Église, représentant de Jésus sur la terre, s’est mis en confinement. La mort est comme un saut dans le vide; personne ne sait où il va atterrir, malgré nos convictions personnelles.  Et si c’était possible, tout le monde voudrait vivre éternellement sur la terre plutôt que subir l’épreuve de la mort avant d’entrer au paradis… A la caisse, il faut observer les mêmes mesures barrières. La caissière, elle-même, visage masqué derrière une visière attachée au sommet du crâne, mains gantées, fait passer les articles sur le lecteur des prix.Une grande vitre de plusieurs millimètres d’épaisseur la sépare des clients.

Non, ce n’est pas le corona, je m’encourage. Mes yeux se ferment. J’entends la voix d’Ella qui m’invite à prendre l’infusion qu’elle a placée devant moi, sur la table. Mon crane va éclater. Plusieurs images, comme dans un film, défilent dans ma tête. D’abord Marc, mon petit-fils. Je lui avais promis de l’emmener au Congo voir les Bonobos. Voyage annulé sine die. Ensuite ma mère, morte d’un cancer pendant que j’avais 16 ans. Plusieurs visages se bousculent maintenant dans une confusion d’enfer. Parmi eux, je reconnais celui de mon père, mort dans un accident de voiture. Et pourtant, je n’avais qu’un an au moment de sa mort. Ma mère me disait toujours que je tenais tout de lui. Soudain, je me revois dans ce train qui me ramenait de Berlin à Paris. J’ai quatorze ans. Elle est en face de moi, à côté de sa mère en train de tricoter. Belle comme un ange dans sa robe fleurie qui laisse à nue ses épaules bronzées. Les cheveux couleur de feu lui coulent sur le dos comme les vagues d’une rivière dorée par le soleil couchant. Mon coeur chavire à chaque fois que son regard bleu croise le mien, et je rêve de ses lèvres charnues qui me sourient furtivement. Le train qui a ralenti depuis quelques minutes entre tout doucement dans la gare de Cologne. Elle se met debout, me jette un dernier regard plein de tendresse,  puis  passe devant sa mère qui ferme la marche.  

La voix d’Ella me réveille soudain de ma rêverie.  

- Le médecin est là.

 C’est une jeune femme dans la trentaine, svelte, enveloppée de la tête au pied dans une combinaison bleu-clair en plastique, visage masqué, lunettes claires et visière en plus. Elle est suivie par deux costauds emprisonnés, eux aussi dans des combinaisons semblables, en ordre de bataille contre le monstre sans visage, dénommé corona ou COVID-19. Ils sont comme des fantômes en pleine nuit. La jeune femme-médecin me pose quelques questions sur mon état de santé. Elle veut savoir si je souffre de quelque maladie chronique. Pendant que je réponds, un des jeunes hommes prend note rapidement. Viennent ensuite la prise de tension, de la température, et de la sécrétion buccale pour le fameux test de corona. Je vois tout comme dans un rêve. Ella est tenue un peu à l’écart, mais elle suit minutieusement ce qui se fait autour de moi. Après, je les vois faire plusieurs allers-retours.

-          Monsieur F, nous venons de terminer le test et nous avons le plaisir de vous annoncer qu’il est négatif, me dit la jeune femme.

Je me sens soulagé. Je pense qu’Ella l’est aussi. Pendant que la femme-médecin et son équipe emballent leur matériel, j’ironise: ce n’est pas encore le grand jour; le Seigneur vient de m’accorder un sursis! Tout le monde rit, Mais en sortant,  la jeune femme-médecin me lance: Attention, monsieur F., le virus de la peur fait autant de dégâts que le coronavirus! Bon confinement!

 

Lumbamba Kanyiki

 

 

 

 

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