A cette époque, la sécheresse était très forte dans la région du sud. Les cours d’eau s’étaient séchés. La terre aride ne donnait plus de nourriture pour toute la population. Depuis des mois, les pluies avaient cessé de tomber. Les animaux mouraient de faim. C’était le sauve qui peut. L’antilope s’entretint avec son ami le bouc : « Mon cher ami, les temps ont changé. Si nous restons dans cette contrée, nous y mourrons avec femmes et enfants. Je vais tenter ma chance au nord. J’ai appris que là, il y a de la terre fertile qui pourra nous nourrir. ». Le bouc, après avoir écouté son ami, lui dit qu’il allait en discuter d’abord avec son épouse avant de se décider. Le jour suivant, il vint, très content, voir son ami, l’antilope. « J’ai réussi à convaincre ma femme. Nous ferons donc route ensemble vers le nord. Cette terre ne nous donne aucun espoir de survie. D’ailleurs, les prédateurs sont très nombreux dans le parage. »
C’est ainsi que les deux familles prirent femmes et enfants et émigrèrent vers le nord. Lorsqu’ils y arrivèrent, ils trouvèrent des plaines verdoyantes et des beaux pâturages appétissants. Les animaux du nord les accueillirent avec joie. « Installez-vous, chers amis, il y en a pour tout le monde, leur dirent-ils.
Après s’être installés, l’antilope et son épouse se mirent au travail, jour et nuit, pour nourrir leurs enfants. Ils les firent inscrire dans des écoles de la place pour apprendre la technique des autochtones. « Un jour ou l’autre, on ne sait jamais, nous nous en servirons chez nous », ne cessait de répéter l’antilope à ses enfants. Lui et les siens vivaient dans le respect des coutumes du lieu et celles de leur pays.
Par contre, le bouc et son épouse perdirent la tête. Ils abandonnèrent les habitudes de chez eux et embrassèrent les coutumes du nord. Ils vivaient sans se soucier du lendemain. Presque tous les soirs, ils étaient dans des cafés et bars, parés d’or et d’argent, en train de se trémousser jusqu’aux petites heures du matin, abandonnant les enfants à leur propre sort. Les garçons devinrent des voyous et les filles s’adonnèrent à la prostitution avec les jeunes du nord.
Un soir que l’antilope venait du travail, il rencontra le bouc, tout en sueur, en train de se déhancher, entouré de ses amis du nord. « Manseba, mpumbu, waja-waja, watangila kuenu ! » (Oncle bouc, c’est mieux de danser, mais n’oublie pas d’où tu viens !), lui cria-t-il. Très fier et orgueilleux, ce dernier lui fit signe de disparaître. Le bouc et son épouse étaient connus dans la communauté des animaux venus du sud pour leur orgueil et leur arrogance.
Un jour, le bouc réalisa que son épouse le trompait avec les hommes du nord. Les enfants étaient devenus rebelles et ne le respectaient plus. Il voulut remettre de l’ordre dans son foyer mais c’était déjà trop tard. Alors, il sombra dans l’alcool.
Avec le temps, les pâturages du nord vinrent aussi à connaître la pire sécheresse de leur histoire. Devant la rareté des produits de première nécessité, les animaux du nord s’en prenaient aux animaux venus du sud. « Ils doivent retourner chez eux. Ils nous prennent toute notre nourriture et mêmes nos femmes ! », se plaignaient-ils. L'antilope et sa famille qui suivaient toute cette situation de près avaient peur pour leur vie. Une nuit, pendant qu’ils mangeaient à table, ils apprirent qu’un des leurs de retour du travail était sauvagement assassiné par des jeunes inconnus. Le père antilope s’adressa alors à sa famille. « Il est grand temps de retourner au pays. Les nôtres nous y attendent. Ce pays devient très dangereux », leur dit-il. Quelques jours plus tard, commencèrent les préparatifs du voyage retour.
Le grand jour vint enfin. Ils sortirent tout ce qu’ils avaient mis de côté : des engins pour construire les maisons et labourer la terre, des valises d’habits et de la nourriture. Ils dirent au revoir aux amis du nord et prirent le chemin de retour. Le bouc ne pouvait rentrer avec son ami l’antilope. « Je reste encore un peu » dit-il à ce dernier. « Je me prépare encore. Mais l’année prochaine, tu verras ; je viendrai aussi avec tous les miens », ajouta-t-il du bout de lèvres. Mais l’antilope savait bien qu’il mentait. Les siens s’étaient volatilisés depuis longtemps. Sa femme s’en était allée vers l’extrême nord avec un pêcheur. Ses enfants se débrouillaient tant bien que mal. D’autres croupissaient en prison pour divers délits.
Le mouvement migratoire dans le sens inverse se poursuivit pendant des années encore. Le pays du sud se reconstruisit en un temps record. Pour éviter de subir les sécheresses successives, ils utilisèrent des nouvelles techniques d’irrigation de leur terre. Ils développèrent l’agriculture et se promirent de ne plus jamais connaître la disette. Ils accomplirent ainsi le dicton selon lequel : « Ngulungu ya kasa kule, nnyakalua kuasa ditunga »
Un soir qu’il écoutait la radio dans sa paillote, le père antilope apprit la mort de son ami le bouc, assassiné par ceux du nord. En fait, selon le communiqué, son cadavre fut découvert un matin dans un parc qu’il traversait depuis des années lorsqu’il rentrait tard chez lui. Grande était la tristesse de l’antilope. Il en informa les autres animaux de la région. Le bouc fut pleuré pendant trois jours et trois nuits. De sa femme et ses enfants on ne reçut aucune nouvelle jusqu’aujourd’hui.
Lumbamba Kanyiki